En Eaux troubles

Épisode

2

Vents contraires

Dans l’épisode précédent, les journalistes ont reconstitué les premiers mois de l’enquête, lorsque la piste du navire abordeur était alors privilégiée par les gendarmes. Mais le double enfoncement de la coque, découvert en juin 2004, ouvre de nouvelles perspectives…

Pendant plus d’un an, les journalistes Adèle Humbert et Emilie Denètre ont enquêté sur le mystérieux naufrage du Bugaled Breizh.

Elles sont parvenues à reconstituer le dossier d'instruction ; ont retrouvé les témoins, experts, et proches des victimes et se sont rendues sur le terrain, en Bretagne et en Angleterre. 

Presque vingt ans après les faits, elles ferment certaines pistes et en ouvrent une, restée quasi inexplorée jusqu'à présent...

Durée : 
40
min.
16.11.2020
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Vents contraires

Les fûnes, ces câbles au cœur de l’enquête judiciaire

Faute de survivants et/ou de témoins directs du naufrage, les enquêteurs et experts ont dû travailler à partir d’éléments indirects pour comprendre ce qu’il s’est passé le 15 janvier 2004. La position dans laquelle l’épave et, surtout, son train de train de pêche ont été retrouvés au fond de La Manche sont au cœur de cette « scène de crime » sous-marine.

Les premières constatations sont effectuées le 19 janvier 2004, soit quatre jours après le drame. Comme le bateau repose à plus de 80 mètres de fond, c’est un robot sous-marin que l'on appelle un Poisson Auto-Propulsé (PAP), qui filme l'épave. Les images sont retransmises en direct sur un écran dans un navire de surface. Michel Douce, l’armateur du Bugaled Breizh, qui a assisté à ces opérations aux côtés des gendarmes, se souvient que les images étaient de mauvaise qualité, très « granuleuses ».

 

Dans le dossier, nous avons eu accès au compte-rendu des gendarmes. Il est très succinct et l’on comprend, en le lisant, que la priorité des enquêteurs, à ce moment-là, était surtout de vérifier la coque du Bugaled Breizh, qui est d’ailleurs découverte « enfoncée » sur tribord. En effet, quelques lignes seulement sont consacrées au train de pêche : filet et fûnes. On peut néanmoins y lire que les « câbles des bras du chalut » que l’on appelle aussi « fourches » sont croisés, et que l’une des deux fûnes (certainement la fûne bâbord) forme des boucles au sol jusqu’au bateau. Ces premiers constats sont cruciaux car ils sont difficilement contestables.  

 

En effet, le second relevé - beaucoup plus précis et réalisé avec des caméras de meilleure qualité - ne sera réalisé que six mois après le naufrage, lorsque l’épave du Bugaled Breizh sera renflouée. Cette fois-ci, les deux fûnes sont observées et les positions des croisements sont notées. C’est à partir de ces constatations que les experts Jean-Paul George (capitaine de pêche) et François Théret (technologiste de pêche) vont travailler.
Dans leur rapport, on trouve ce schéma qui présente l’état des fûnes telles qu’elles ont été observées en juin 2004 :

 

 

Chalutage, courants et autres modifications
Le fait que les relevés les plus précis aient eu lieu presque six mois après le naufrage interroge. En effet, l’épave a été retrouvée à 87 mètres de fond dans une zone sablonneuse où de nombreux chalutiers pêchent tous les jours. Dès lors, peut-on imaginer que les câbles aient pu être accrochés, donc traînés (et pourquoi pas croisés ?) après le passage d’un chalutier et de son filet, après le 15 janvier 2004 ? Peut-on imaginer que le courant (qui parvient à déplacer des dunes de sable sur des centaines de mètres) ait pu modifier la position des câbles après le naufrage ?
Nous avons posé la question à l’expert François Théret. Pour lui, les risques d’une transformation de la scène sont infimes car le chalutier avec son train de pêche reposent au sol dans une position « logique » et « cohérente ». En effet, les deux fûnes restent entremêlées sur plus de 300 mètres formant un arc de cercle non heurté entre le bateau et le filet.
Mais surtout, les points les plus saillants de leur analyse (croisement des câbles et boucles au sol) sont bien confirmés par le relevé effectué le 19 janvier 2004, cinq jours à peine après le naufrage.
Revenons justement sur ces éléments et les questions qu’ils soulèvent :

1- Les boucles : la marche avant était enclenchée

 

Le câble bâbord, qui est incontestablement étiré de plus de 140 mètres que l’autre, forme des boucles sur l’ensemble de la longueur qui sépare le filet du bateau de pêche. Le câble tribord ne forme des boucles qu’au « cul » du chalutier.
Pour François Théret, c’est ici la preuve que le Bugaled Breizh était en train d’avancer lorsque son câble bâbord a été lâché ou a été étiré… Si cela n’avait pas été le cas, les boucles se seraient concentrées à l’arrière du bateau comme pour le câble tribord.
Nous avons la confirmation que le bateau était bien en marche avant, car la manette de gaz a été retrouvée enclenchée. Or, en cas de croche, et les marins-pêcheurs nous l’ont tous confirmé au micro, il faut ralentir voire s’arrêter. S’ils tentent parfois de passer en « force » dans une butte de sable, par exemple, ils n’insistent jamais afin d’éviter la casse de matériel mais aussi de se retrouver dans une situation dangereuse.
Aussi, il paraît très improbable, que Youn Gloaguen – qui était un capitaine reconnu pour faire peu de perte de matériel  – se soit acharné à passer une croche en marche tout en lâchant du câble à gauche, là où il se sentait pris. Serge Cossec, qui a reçu son appel de détresse, a assuré aux gendarmes, lors de son audition, qu’il avait perçu de l’incompréhension dans sa voix lorsqu’il répétait « je chavire, je chavire ». On peut donc en conclure que la situation à laquelle il a fait face était inhabituelle.

 

2- Des pliures importantes : les câbles étaient donc en tension 

L’autre élément troublant, c'est l’état dans lequel les deux fûnes ont été retrouvées. Il est essentiel de rappeler que les câbles du Bugaled étaient composés de torons d’acier avec un diamètre de plus de 2 cm.

 

Extrait du rapport remis par les experts M. Théret et M. Georges

 

Les experts du laboratoire de métrologie et d’essais situent ces anomalies des fûnes (des raguages c’est-à-dire des frottements, et des pliures) entre 120 mètres et 260 mètres, sachant que le point 0 est le filet. Donc ces zones de fûnes abîmées n’étaient pas en contact avec le sol.
Les pliures les plus importantes sont situées sur la fûne bâbord, celle qui a été déroulée de 140 mètres de plus que l’autre.

 

 

Nous avons montré ces éléments du dossier à Damien Durville. Il est chercheur au CNRS et spécialiste du comportement mécanique des câbles. Nous voulions savoir si ces déformations auraient pu être occasionnées après le naufrage, suite au passage d’un filet de pêche sur le carcasse du Bugaled.
Il a été affirmatif : pour parvenir à une telle déformation sur un câble d’acier aussi épais, il a fallu qu’une force importante soit appliquée alors que le câble était tendu.
Ce dernier point est essentiel car il exclut donc l’hypothèse de pliures survenues post-naufrage et confirme, en revanche, celle de la rencontre du Bugaled Breizh en action de pêche, fûnes tendues donc, avec une force sous-marine capable de plier des câbles de 2cm de diamètre.

3- Les câbles croisés, les panneaux retournés : une force exogène

 

Le dernier élément étonnant concerne l’entremêlement des fûnes.
Dès le 19 janvier 2004, les gendarmes notent que les câbles de la fourche/ du bras bâbord du chalut sont retrouvés croisés. En juin, les enquêteurs découvriront en plus que le panneau bâbord (grosse pièce de bois ou de métal qui leste le filet au sol) est retourné. D’ailleurs, ce croisement des câbles n’est pas cantonné à la zone proche du filet, car les relevés de juin 2004 vont montrer que les fûnes bâbord et tribord s’entremêlent sur plus de 300 mètres.
Pour François Théret, les câbles sont ainsi positionnés car un sous-marin, qu'il décrit comme "une force exogène" dans son rapport, a croisé la route Bugaled et a ramené le câble bâbord contre le câble tribord.

 

Extrait du rapport de Jean-Paul Georges et François Théret

 

Pour Dominique Salles, commandant de sous-marin nommé expert par les juges d’instruction dans le dossier du Bugaled Breizh, il s’agirait plutôt d’un sous-marin « rattrapant » qui aurait donc écarté le câble bâbord avant qu’un effet « élastique » ne se produise au moment où le câble aurait été relâché par le bâtiment militaire.

Il est ici important de noter que dans son volumineux rapport, le BEA Mer (l’organisme qui a analysé les causes du naufrage et qui a conclu à une croche qui aurait mal tourné) n’explique jamais :
- Ce qui a pu conduire les fûnes à s’entremêler sur une telle longueur, pas plus que ce qui a pu amener le panneau de lestage d’une tonne à se retourner ;
- Comment et pourquoi des boucles au sol ont pu se former sur la fûne bâbord ;
- Quant aux pliures, elles sont considérées par les auteurs du BEA Mer comme résultant d’un défaut d’enroulement sur le treuil.

Enfin, nous avons pu remarquer que la théorie de la croche soutenue par le BEA Mer ne permet pas non plus d’expliquer la vitesse stupéfiante du naufrage, qui n’a laissé absolument aucune chance aux cinq marins du Bugaled Breizh.
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