En Eaux troubles

Épisode

3

Changement de cap

Dans l’épisode précédent, deux marins expérimentés, qui connaissaient bien le bateau, son équipage et qui ont fréquenté les mêmes zones de pêche, remettent en cause la thèse officielle de l’accident. Mais le Bugaled Breizh aurait-il pu être victime d’une panne mécanique ?

Pendant plus d’un an, les journalistes Adèle Humbert et Emilie Denètre ont enquêté sur le mystérieux naufrage du Bugaled Breizh.

Elles sont parvenues à reconstituer le dossier d'instruction ; ont retrouvé les témoins, experts, et proches des victimes et se sont rendues sur le terrain, en Bretagne et en Angleterre. 

Presque vingt ans après les faits, elles ferment certaines pistes et en ouvrent une, restée quasi inexplorée jusqu'à présent...

Durée : 
20
min.
16.11.2020
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Changement de cap

Les sous-marins de l’opération Aswex 04 et les « messages » du Turbulent

 

Entre le 15 et le 16 janvier 2004, 6 sous-marins européens étaient en Manche ou à proximité afin de participer à l’exercice multi-nations de l’Otan qui devait démarrer le 16 janvier. Ces bâtiments ont naturellement été les premiers à être suspectés avant d’être mis hors de cause par l’Amiral Dominique Salles. Certains proches des victimes continuent de croire que le Turbulent anglais est impliqué, notamment sur la foi de messages qu’il aurait reçus le jour du drame.

 

L’opération Aswex 04 qui se déroulait en Manche le 16 janvier 2004 était placée sous commandement britannique. Ce jour-là, les Anglais, ayant été informés de l’accident du chalutier français Bugaled Breizh, ont envoyé à 14h54 une demande aux différents sous-marins qui devaient participer à l'exercice.

 

 

Le commandement britannique est ici nommé « CTF 311 ». Il s’adresse à la flotte des sous-marins appelée « Subflot ». La date et l’heure sont ainsi écrites : 151454Z Jan 04 ce qui signifie 15 (pour 15 janvier), 1454Z (pour14h54 heure zoulou), jan 04 (pour janvier 2004).

Dans cette note, CTF 311 annonce qu’un accident impliquant un chalutier a eu lieu le 15 janvier 2004 à 12h53 et que des vies ont été perdues dans l’accident. Il est précisé que la zone du naufrage n’était attribuée à aucun sous-marin. CTF 311 demande malgré tout à chaque équipage de sous-marin de reporter sa position sur son journal de bord à 12h53.

L’heure demandée par CTF 311 (à savoir 12h53 alors que le naufrage a eu lieu vers 12h25) a pu prêter à confusion. Certains ont en effet eu l’impression que l’armée gagnait ici du temps pour ne pas livrer la position exacte des sous-marins à l’heure du naufrage.
La réalité est beaucoup plus simple que cela. La balise de détresse du Bugaled Breizh a émis des signaux dès qu’elle a touché l’eau et ce pendant presque 2 heures, jusqu’à ce qu’elle soit récupérée et éteinte par l’équipage de l’Eridan, à 14h11.

 

 

Ces signaux ont été captés par des satellites. Mais, pour obtenir une position (des coordonnées GPS), il faut attendre une triangulation : c’est-à-dire que 3 satellites captent le signal en même temps.
La première triangulation s’est produite à 12h23 ; la deuxième 30 min plus tard à 12h53. À chaque fois, c’est le centre de Toulouse qui a réceptionné les positions envoyées par les satellites et qui les a transmises aux secours les plus proches du lieu indiqué, ici le MRCC Falmouth. Et d’une triangulation à l’autre, la position de la balise a évolué, maintenant une certaine confusion dans les équipes de secours.
D’ailleurs, sur le chemin le menant à la dernière position du Bugaled (livrée par le capitaine Youn lors de son appel de détresse), le matelot Frédéric Stéphan corrigera la position qui circule sur les ondes VHF des secouristes : ils situaient le Bugaled 2 miles plus au Sud.
Les positions géographiques des sous-marins par rapport au lieu du naufrage

 

Aussi, à la lecture du dossier, nous avons compris que le choix de cet horaire (12h53) n’était pas une manœuvre des militaires pour échapper au contrôle, mais résultait plutôt d’une certaine confusion dans les premières heures suivant le naufrage. Il est également lié aux difficultés de communication entre institutions : secouristes anglais, secouristes français, bateaux de différentes nationalités sur place, et commandement militaire.
Par ailleurs, ce décalage de trente minutes entre l'heure du naufrage et l'heure de relevé des positions des sous-marins n’est pas réellement préjudiciable pour l’enquête dans la mesure où il est tout fait possible, connaissant la vitesse maximale de déplacement des sous-marins, de reconstituer leurs positions à partir des coordonnées de 12h53.

 

"Two people" vs. "two bodies"

 

De même, les familles des victimes nous ont alertées sur la présence, dans les logs des secouristes anglais, d’une phrase laissant supposer que deux personnes,« two people » avaient été récupérées par le sous-marin hollandais Dolfijn, en plus des deux cadavres de Youn Gloaguen et de Pascal Le Floch (retrouvés, eux, par les secouristes britanniques). Certains y ont vu la preuve que l’armée aurait récupéré des vivants…
Pour nous, il est évident qu’il s’agit ici d’une interprétation aux accents complotistes.
Effectivement, à 16h13, l’opérateur relate cette information, tout en prenant de la distance : il écrit qu'il a entendu dire ("have heard") que l'on aurait retrouvé "two people" et explique qu’il va demander vérification au Tyne, le bateau militaire anglais qui a été détourné pour coordonner les secours sur place. La réponse du Tyne arrive dans la foulée… C’est négatif : personne n'a été retrouvé vivant. 

Extrait des logs des secouristes anglais, juste après le naufrage

Selon nos constatations, de nombreuses erreurs se sont, en réalité, glissées dans ces logs tout au long de cette journée du 15 janvier : mauvaise orthographe de tel chalutier, mauvaise position de tel autre… Il faut en effet imaginer l’effervescence d’une salle de commandement des secours dans laquelle les informations arrivent par flots et d’où les ordres partent en permanence. Les personnes en charge doivent tout retranscrire pendant des heures. Une erreur est vite arrivée. 

 

Les« drôles » de messages du Turbulent

 

Une autre information continue de troubler, aujourd’hui encore, les familles des victimes : dans des messages déclassifiés (subnotes) par l’OTAN, une anomalie est apparue.
En effet, dans une série de messages reçus le 18 janvier 2004 par le Turbulent en provenance de CTF311, un message détonne car il est lui daté du 15 janvier 2004, jour du naufrage. Un TC, point de passage, est également fourni dans cette série de messages dont les coordonnées semblent proches du lieu du naufrage. Pour les familles et leurs avocats, c’est ici la preuve que le Turbulent était en mer le 15 janvier et qu’il est passé à proximité du Bugaled.

 

Extrait des subnotes du Turbulent auxquels nous avons eu accès

En réalité, l’analyse de ces subnotes par l’amiral Dominique Salles montre qu’il s’agit d’une simple erreur du « groupe date/heure » immédiatement corrigée dans le message suivant. Le fameux TC est bien un point de passage mais le Turbulent devait le franchir le 24 janvier à 04h00 Z écrit ainsi« 240400Zjan04 ».
Afin de corroborer son analyse, le commandant Salles a proposé aux juges d’instruction de demander à CECLANT (commandement en chef pour l’Atlantique, c’est-à-dire le préfet maritime) et ALFOST (commandant de la force océanique stratégique) tous deux « vraisemblablement destinataires des messages [ndlr : du 18 janvier 2004] sans être explicitement cités », de livrer les heures de réception de ces « subnotes » pour lever tout doute.  
Voilà ce que le ministère répond :

 

3 messages ont donc bien été reçus en quelques heures le 18 janvier 2004 :
1- Le premier a été pris en charge à 18h22 par les autorités françaises ;
2- Le deuxième est arrivé le même jour à 21h29 (celui daté du 15 janvier)
3- Un correctif a enfin été envoyé moins de 30 min après suite à l’erreur constatée dans le groupe date/heure. Ce dernier message a été réceptionné en France à 21h52 et il précise que le message précédent portait une date erronée.
Nous avons également fait analyser ces trois messages par un ex-sous-marinier, Gilles Corlobé aujourd’hui rédacteur en chef d’un site dédié aux sous-marins.Il confirme en tout point l’analyse de l’amiral Salles :

"Le D1511 semble avoir été envoyé le 15/01 à 21 :25 (GMT). Mais la date est probablement une erreur, puisqu’il cite comme référence un message envoyé le 18/01 à 18:20 (GMT). Et effectivement, à la fin du message D1510, à la ligne RMKS, on trouve la correction dont parle la Royal Navy.
Il s’agit de points de passage, appelés successivement TA, TB, TC… avec une position en latitude, longitude (donc ici49°30’N 005°04W) avec une date et une heure de passage (le 24 janvier à 04:00GMT).

L’horodatage des trois messages montre enfin qu’ils ont été envoyés les uns après les autres le 18 janvier 2004 : le premier à 18h20, le deuxième à 21h25 (celui avec erreur de son groupe date/heure), le troisième à 21h52.
Il s’agissait donc d’une simple erreur matérielle et non d’une preuve cachée dans le dossier d’instruction de l’implication du Turbulent.

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