En Eaux troubles

Épisode

1

Les fantômes du 15 janvier

Pendant plus d’un an, les journalistes Adèle Humbert et Emilie Denètre ont enquêté sur le mystérieux naufrage du Bugaled Breizh.

Elles sont parvenues à reconstituer le dossier d'instruction ; ont retrouvé les témoins, experts, et proches des victimes et se sont rendues sur le terrain, en Bretagne et en Angleterre. 

Presque vingt ans après les faits, elles ferment certaines pistes et en ouvrent une, restée quasi inexplorée jusqu'à présent...


Durée : 
20
min.
16.11.2020
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Les fantômes du 15 janvier

Un naufrage, des hélicoptères et des canots

Il est environ 12h25 (heure anglaise) le 15 janvier 2004 lorsque le patron de l’Eridan, Serge Cossec, reçoit un message de détresse du Bugaled Breizh. Ce bateau, qui vient du même port breton que le Bugaled (Loctudy), sera le premier sur place. Ses matelots feront donc partie des témoins rapidement entendus par les gendarmes.

- « Fanch ! Viens vite je chavire, fais vite ! Je chavire ! »
Serge Cossec est seul en passerelle quand il entend la voix du capitaine du Bugaled Breizh grésiller dans sa radio.
« Qu’est-ce qu’il t’arrive ? », réplique-t-il, « Je chavire, je chavire » répète alors Yves Gloaguen, le capitaine du Bugaled. Comprenant la gravité de la situation, Serge Cossec prend les coordonnées du Bugaled et descend dans la partie couchette du bateau, réveiller ses gars. Il hurle alors « À virer ! Le Bugaled chavire ».
En moins de cinq minutes, l’équipage de l’Eridan est sur le pont en train de remonter le train de pêche, prêt à rejoindre la dernière position connue du Bugaled Breizh, à une dizaine de kilomètres à l’Est.

 

Le mystérieux hélicoptère militaire
Lorsque l’Eridan arrive sur les lieux, entre 30 et 45 minutes après l'appel de détresse (entre 13h et 13h15), Frédéric Stéphan, le second de l'Eridan, affirme avoir vu un hélicoptère militaire en stationnaire au-dessus du lieu du naufrage. Il se souvient très bien dans son audition de 2005 de cet appareil gris qui était « équipé d’une sphère ». Il s’agit en fait d’un radôme un abri protecteur pour le radar et les antennes de l’hélicoptère. Ce type de radar est utilisé pour détecter des bateaux en surface, ceux capables de détecter des sous-marins immergés sont des radars pendants. L’antenne est pendue au bout d’un filin, l’hélicoptère doit se rapprocher de la surface de l’eau pour l’immerger.

Extrait de l'audition de Frederic Stephan, entendu par les gendarmes après le naufrage
« À notre arrivée, il s’est barré » nous a-t-il raconté au micro. Pour Frédéric Stéphan, comme pour d’autres proches des victimes, la présence avérée de cet hélicoptère militaire sur le lieu du naufrage est « suspecte » et serait d’ailleurs « une preuve » que l’armée britannique (qui gérait ce jour-là l’exercice britannique « Thursday War » et préparait pour le lendemain l’exercice multi-nations, Aswex 04) aurait cherché à dissimuler une bavure venant de ses rangs.
L’hélicoptère militaire demeurera une énigme dans ce dossier pendant très longtemps.
Dès 2005, la réponse du Ministère de la défense britannique confirmait pourtant déjà bien la présence du Sea King MK7 sur zone : cet hélicoptère participait à un entraînement militaire :

Extrait de la réponse du ministère de la Défense britannique publié en 2005 sur le site du Parlement

Dans le dossier d’instruction, nous avons pu mettre la main sur les « logs » (compte-rendu) des secouristes britanniques du MRCC Falmouth. À 12h59, on peut lire que l’hélicoptère des secouristes, R193, décolle de la base de Culdrose. À 13h01, R193 donne son ETA (Estimated Time Arrival) c’est-à-dire son heure d’arrivée prévue sur zone et on peut lire 13h15 !

Extrait des "logs" auxquels nous avons eu accès.

Au vu des déclarations de Frédéric Stéphan, cet horaire est compatible avec l’arrivée de l’Eridan sur place. Mais le marin-pêcheur est formel, l’hélicoptère qu’il a identifié était de couleur sombre, très différent de celui des secouristes dont la queue est jaune/orange.
Il faudra attendre la quasi fin de l’instruction pour qu’une enquête de la police militaire britannique lève le voile sur ce mystérieux hélicoptère.
À la cote D2078, James Edward Hall de la Royal Navy est interrogé. Le 15 janvier 2004, il était à bord d’un SeaKing MK7 Airborne Surveillance and Control, en mission en Manche depuis 11h45, et devait détecter et noter tous les mouvements de bâtiments dans une zone donnée. Le Lieutenant Hall raconte qu’ils ont capté un message les informant que le R193 partait pour une mission de sauvetage. Se trouvant à dix minutes de vol à peine du lieu probable du naufrage, le SeaKing décide de se dérouter pour tenter de porter secours aux marins du Bugaled. Plus loin dans le témoignage, le Lieutenant Hall affirme qu’après quelques minutes de rotation au-dessus de la zone, comprenant que l’hélicoptère des secours était en passe d’arriver lui-aussi sur zone, le SeaKing a décroché (pris de la hauteur) pour éviter un accident. James Edward Hall se souvient bien avoir aperçu un petit bateau ce jour-là. Il s’agissait probablement de l’Eridan…

Audition du Lieutenant James Edward Hall, extrait traduit

 

Canots de survie : 1 ou 2 ?
Au cours de notre enquête, nous avons également pu repérer un autre point de discordance : celui portant sur le nombre de canots de survie retrouvés ce jour-là. Là encore, ce sont les marins de l’Eridan qui fournissent les premières informations aux gendarmes.
Une fois l’épave repérée, Serge Cossec et son équipage décident d’étendre leur zone de recherche et prennent une route Nord-Est : l’idée est ici de suivre la dérive du courant. Au bout de quelques minutes, ils trouvent un « bombard » (un radeau de survie) qui flotte à la surface : cette découverte est reportée dans le log du MRCC Falmouth à 14h13.
Alertés par le MRCC Falmouth, un plongeur du R193 se fait hélitreuiller pour inspecter ce bombard et voir si des survivants auraient pu s’y réfugier. Malheureusement, il est vide… Le secouriste récupère donc « les » papiers du radeau de survie (chaque canot porte un numéro et le nom de son bateau : il s'agit bien d'un radeau de appartenant au Bugaled). 
Avant de remonter au filin, il le perce à l’aide de son couteau pour éviter qu’il ne soit inspecté plusieurs fois et fasse perdre du temps aux secouristes.
Selon les déclarations de l’équipage de l’Eridan, le chalutier poursuit alors sa route Nord-Est sur un mile avant de faire demi-tour, cap Sud-Ouest. En d'autres termes, il revient sur ses pas.
Et c’est au moment du retour que l’équipage de Eridan découvre ce qu’il croit être un second « bombard ». Or, il s’agit du premier qui poursuit sa dérive et ce malgré le coup de couteau du plongeur britannique qui n'a pas suffit à le couler immédiatement.
D’ailleurs, c’est encore ce même canot « un peu dégonflé » qui sera récupéré par un autre chalutier français à 15h08 en position Est-Nord-Est, ce qui correspond bien à la dérive du courant ce jour-là.
Il est important de noter ici que le Bugaled Breizh possédait deux canots de survie et que le second, qui ne s’est pas déployé au contact de l’eau, sera découvert dans l’épave, à 87 mètres de fond, lors du renflouement du chalutier.
C’est à partir de ce moment-là que certains proches des victimes vont émettre l’hypothèse que ce 15 janvier, ce sont bien deux radeaux différents (et non le même qui suivait la dérive) qui ont été découverts sur la zone du naufrage, ce qui impliquerait que l’un deux n’appartenait pas au Bugaled et qu’il aurait donc été« largué » par un autre bâtiment qui aurait été « témoin » voire « acteur » du drame. Les familles pensent que c’est l’hélicoptère militaire arrivé sur les lieux en même temps que l’Eridan qui a jeté son canot.
Nous avons pu remarquer, au cours de  notre travail, que de nombreuses théories complotistes s’étaient nourries de ce qui semblait être des contradictions ou invraisemblances au départ de l’enquête. Reste un point non élucidé à ce jour : trente minutes après le naufrage du Bugaled Breizh, le CrossGris Nez (centre de secours français) va connaître une panne électrique qui l’empêchera d’enregistrer tous les appels entrants et sortants. Certains y voient un signe de plus d’une conspiration, nous croyons plus à la coïncidence, dans la mesure où le Cross Gris Nez n’était pas, ce jour-là, le coordinateur des secours. L’accident ayant eu lieu dans les eaux britanniques, ce sont les sauveteurs du MRCC Falmouth qui ont géré les recherches le 15 janvier 2004. Tous leurs enregistrements ont été remis à la police anglaise.
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